Sans Plomb 95
Maëlle Rey
Théâtre
Extrait
DÈS POTRON-MINET
Les Belles Mouettes, Chaussée de Louvain, Schaerbeek, Bruxelles, 8h46. L’habitué tente de mettre le car wash en place.
LA RADIO : 8h46, bienvenue. Et maintenant la revue de presse.
LA GRANDE TENANCIÈRE (fait les cent pas dans le car wash, anxieuse) : 1240 pour la prime annuelle moins 767 pour la facture de novembre… 2325, ça c’était pour l’année passée. Si on retire les 100 pour le gaz, peut-être qu’on arrive au compte juste. Ah non, il faut ajouter les 340. Mais ça, c’est sur un mois seulement donc ça signifie qu’il faudrait que j’ajoute les 2334 puisqu’il court sur les douze mois.
LA RADIO : un déluge de missiles
LA GRANDE TENANCIÈRE : Où j’ai mis cette facture-là ? Derrière ?
LA RADIO : augmentation
LA GRANDE TENANCIÈRE : À tout cela, il faut aussi ajouter une provision pour les consommations en amont. Donc 2334 plus 456 plus 567 plus 566, plus 565 si et seulement si on compte les mois impairs.
LA RADIO : inégalités salariales
LA GRANDE TENANCIÈRE : Et prendre en compte l’indexation bien sûr, qui passe ici de 5 à 6,5% mais depuis seulement deux mois, donc il faudrait les prendre un à un pour faire bien, ou éventuellement estimer une moyenne globale.
LA RADIO : budget
inflation
LA GRANDE TENANCIÈRE : Ce qui nous donne un total de…
L’HABITUÉ : Il y a quelqu’un ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : Par ici !
L’HABITUÉ : Derrière ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : Au bureau, vieux con !
L’HABITUÉ : Tu calcules encore ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : Depuis ce matin.
L’HABITUÉ : Qu’en résulte-t-il ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : Du mauvais.
L’HABITUÉ : Je suis allé à la boulangerie ce matin, dire bonjour. Et devine quoi ? Elle m’a répondu exactement la même chose : du mauvais, du mauvais, du mauvais.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Ne le répète pas dans le quartier, ça fait mauvais genre, être au bord de la faillite, mauvais genre…
L’HABITUÉ : Je voulais la rassurer, la boulangère, je lui ai dit : vous savez, aux Belles Mouettes, c’est pareil, hein. Elles ne rentrent plus dans leurs frais depuis longtemps. Je n’aurais pas dû ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : C’est trop tard, bien trop tard. Et ça court vite, ces rumeurs. C’est l’une qui le dit à l’autre, qui le répète. Et puis, quand je me rends au magasin, on me regarde avec pitié, on observe ce qui est mis sur le tapis roulant avec compassion, et on reçoit des bonne journée madame de charité. Et ça, je ne le conçois pas, bordel ! Ma mère l’a trop connu.
L’HABITUÉ : Oh, la boulangère n’a pas été étonnée. Elle trouve que tu te laisses aller, c’est ce qu’elle a dit. J’ai demandé : dans quel sens ? Dans le sens physique, elle a dit. Ses vêtements, ils n’ont pas de forme, elle a ajouté. Je n’ai pas tout compris mais enfin, je ne pense pas que l’intention ait été aimable.
Un temps
Je ne devrais pas le dire.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Tu radotes, merde, l’information date de la semaine dernière. Cela ne me vexe pas et j’ai d’autres chats à fouetter que de m’habiller avec style ! Chez moi, c’est naturel.
L’HABITUÉ : J’ouvre trop ma bouche. Mais ne t’en fais pas, tu sais ce qu’on dit, c’est la crise.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Ce que je ne sais pas, c’est quand on ne dit pas : c’est la crise. Il y a toujours une crise.
L’HABITUÉ : Maintenant que tu le dis…
LA GRANDE TENANCIÈRE : Réfléchis-y pendant que moi, je retourne à mes chiffres. Tu peux rester ici.
La grande tenancière quitte la pièce.
L’HABITUÉ (crie) : C’est vrai ce qu’on dit sur ta fille ?
LA GRANDE TENANCIÈRE (crie plus fort) : Je dois travailler.
LA RADIO : krchhkrchhhkrchhh… le manque de carbu..krchhkrchh… pourrait peser sur krchhKrchh.. quotidienne…krchhh.
L’ESSENCE N’A PAS D’ODEUR
C’est comme si on surprenait l’habitué et la petite tenancière en pleine conversation.
LA PETITE TENANCIÈRE : « L’odeur de l’essence me fait vibrer » et c’est là qu’elle est partie. J’ai tenté de la rattraper, mais elle m’a trouvée étrange. Jusque-là, je m’étais comportée correctement pourtant, je m’étais bien habillée, cheveux propres et soignés. Je suis née dans l’essence, c’est ma madeleine. Très peu comprennent.
L’HABITUÉ : Moi je te comprends.
LA PETITE TENANCIÈRE : Merci.
Un temps.
L’HABITUÉ : Mais je la comprends aussi.
LA PETITE TENANCIÈRE : Prends position.
L’HABITUÉ : Aujourd’hui, c’est mal vu. L’essence, tout ça… C’est une source de conflits. De conflits inter-natio-naux ! Dire que tu l’aimes, d’une certaine manière, ça perturbe…
LA PETITE TENANCIÈRE : Mais chez nous, l’essence c’est familial ! Ce n’est pas vraiment l’essence qui m’intéresse, c’est tout ce qui gravite autour : les roues, les pneus… La carrosserie. L’odeur du butane, du pentane et puis toucher des sièges moelleux, l’inconfort du cuir… Ce sont ces sensations qui me font me sentir vivante.
L’HABITUÉ : Tu passes trop de temps ici pour une personne de ton âge.
LA PETITE TENANCIÈRE (imitant l’habitué avec dédain) : Tu passes trop de temps ici pour une personne de ton âge.
L’HABITUÉ : Ne deviens pas insolente. Le navire coule et toi, tu ne penses qu’à l’amour et à l’ivresse que te procurent tes sens.
LA PETITE TENANCIÈRE : C’est que je suis optimiste. Je suis certaine que nous allons nous en sortir, cela ne m’inquiète pas. Ou très peu.
L’HABITUÉ : Tu as entendu parler des vols ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Non.
L’HABITUÉ : Dans le quartier, des vols de pneus ont été signalés depuis quelques semaines. C’est bientôt le chaos, je te le dis, moi.
LA PETITE TENANCIÈRE : Mais pffff, calme-toi, mon vieux. On est très loin du chaos ici. Tu vois bien ! Tu as un frigo toujours rempli que tu ne fais que vider, tu passes ton temps à ne rien faire.
L’HABITUÉ : Si c’est la guerre, un jour, penses-tu que ta mère et toi, vous me laisseriez dormir ici ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Mais oui, va !
Un temps
Tu entends ?
L’HABITUÉ : Quoi ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Le bruit ? Tu l’entends ?
L’HABITUÉ : L’eau qui coule ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Oui, enfin, ça y ressemble. C’est quoi ?
L’HABITUÉ : Bah La Mère.
LA PETITE TENANCIÈRE : Oh non ! Encore un bain ! Pfffff !
La petite tenancière se lève, furieuse, part presque en courant vers le bruit.
L’HABITUÉ (en imitant la petite tenancière) : Mais c’est pas possible, elle prend encore un bain ! Mais c’est pas possible ! Encore ! Encore ! Tu l’entends ce bruit ? C’est quoi ? C’est quoi ? Mais c’est pas possible !
La petite tenancière revient, toujours aussi furieuse. Il semblerait qu’elle n’ait pas été autorisée à entrer dans la salle de bain.
LA PETITE TENANCIÈRE : MEEEEEEEEEEEEERE !
Silence.
LA PETITE TENANCIÈRE : MEEEEE-EEEEERRRRRRREE ?
Silence.
LA PETITE TENANCIÈRE : Meeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeerrrrreeeeeeeeeee ?
Silence.
LA RADIO : « Des arbres se penchent
C'est plus fort, plus fort que tout
Accrochée aux branches
L'air me semble encore trop doux »
LA PETITE TENANCIÈRE : À quoi ça sert, d’être maman, si c’est pour ne pas répondre à l’appel de sa chair et son sang ?
L’HABITUÉ : Ma femme faisait pareil. Avant la rupture. J’avais faim, je l’appelais, je criais et rien.
LA RADIO : « Dans l'herbe écrasée, à compter mes regrets
Allumette craquée et tout part en fumée. »
L’HABITUÉ : Alors, qu’est-ce qui est prévu pour aujourd’hui ? On fait clinquer de la ferraille ?
LA PETITE TENANCIÈRE : J’attends que la Mère daigne terminer de se laver, tu vois bien.
LA GRANDE TENANCIÈRE (en peignoir, éteignant la radio et s’adressant à sa fille, comme si de rien n’était) : On a un rendez-vous dans une heure, moi je dois absolument aller à la piscine, tu pourras t’en occuper ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Un rendez-vous ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : Un rendez-vous. À partir de maintenant, nous allons fonctionner différemment.
LA PETITE TENANCIÈRE : Maman, nous sommes un car wash.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Non, ma chérie, nous possédons un car wash.
LA PETITE TENANCIÈRE : Un car wash, ce n’est pas sur rendez-vous ! Ce sont des personnes qui passent dans le quartier et qui se disent : « Tiens, ma voiture est sale, et si j’entrais ? Ça ira vite, c’est facile, pas de prise de tête. »
LA GRANDE TENANCIÈRE : Plus personne ne se dit ça aujourd’hui. Merde ! Tu ne vois donc pas autour de toi ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Si même toi tu n’y crois plus, comment veux-tu que nous gardions la tête hors de l’eau ?
La petite tenancière regarde autour d’elle. Un temps.
L’HABITUÉ (lève le doigt comme à l’école et coupe ce moment de réflexion de manière abrupte) : J’ai une idée.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Mais tu ne réalises pas. Les voitures se brisent.
LA PETITE TENANCIÈRE : Mais je les répare souvent, en plus de les nettoyer. Tu sais comme j’aime ça. On pourrait s’associer, je serai la garagiste et toi la lustreuse.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Et tous ces vols !
LA PETITE TENANCIÈRE : C’est l’habitué qui fait tourner cette idée. Moi je pense que je pourrais réparer aussi bien que je nettoie, voire mieux. Qu’en penses-tu ?
L’HABITUÉ : C’est vrai ce que je dis. À quoi te sert cette vieille radio si tu ne l’écoutes pas ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : Elle s’en fout. Elle a d’autres projets, apparemment, ce n’est pas assez bien pour elle.
LA PETITE TENANCIÈRE : Elle a un prénom.
L’HABITUÉ : Hier encore, je suis entré chez Sufi, et tu sais ce qu’il m’a confié ? On lui a volé deux tablettes de chocolat. Comme ça ! Il ne l’a pas vu arriver. C’était juste comme ça, il tenait son magasin, comme tous les jours, il était à la caisse. Et comme tous les jours, il s’endort aux alentours de deux heures du matin. Mais dès qu’un bruit parasite atteint son oreille gauche – la droite est défectueuse -, il se réveille. Toujours. Et ce, depuis vingt ans, depuis qu’il tient cette boutique. Sauf que là, il n’a rien entendu et le lendemain matin, quand son fils a fait l’inventaire, il manquait deux tablettes ! Comme ça.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Je pensais qu’il s’agissait de vols de pneus.
LA PETITE TENANCIÈRE : Tu vois, il raconte des histoires sans valeur.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Je ne sais pas, chérie, je ne sais pas.
LA PETITE TENANCIÈRE : Tu es trop naïve, la Mère.
L’HABITUÉ : Au moins, je vous aurais prévenues.
LA PETITE TENANCIÈRE : Tu ne vas quand même pas croire ce vieux pochtron que tu as toujours entretenu et qui n’est finalement capable de rien.
L’HABITUÉ : Je dis ça, je ne dis rien.
LA PETITE TENANCIÈRE : Regarde-le : son nez tout rouge, ses orbites qui s’extirpent de ses pupilles et son ventre géant dans lequel nagent de vieux restes.
L’HABITUÉ : Mieux vaut prévenir que périr.
LA PETITE TENANCIÈRE : Et toi, tu crois à tout ça ?
L’HABITUÉ : Canon qui tourne n’amasse pas mousse.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Moi, ce que je crois, c’est que je vous ai assez entendu.
La grande tenancière quitte la pièce.
LA PETITE TENANCIÈRE : Elle l’a mal pris, tu penses ?
L’HABITUÉ : Oh, pour ce que ça vaut.
LA PETITE TENANCIÈRE : Mais toi qui la connais bien, tu penses qu’elle m’en veut ?
L’HABITUÉ : Ce sont vos affaires, je ne m’en mêle pas ! Je disais juste…
LA PETITE TENANCIÈRE : Dis juste.
L’habitué s’en va. La petite tenancière reste seule, elle observe le car wash et son regard s’arrête sur l’aspirateur, puis le gonfleur, ensuite sur le tape-tapis et le lave-tapis, elle est pensive.
ENTORSE AU CANON
La grande tenancière est à son bureau. La petite tenancière trie les brosses de lavage.
LA RADIO : Il y a une double transgression dans le fait de représenter des femmes enceintes nues.
LA GRANDE TENANCIÈRE (lit sur son ordinateur) :
Entre l’éphémère et l’éternel - 9/10 – Service de qualité, personnel aux petits oignons.
Qui a dit qu’il fallait être musclée pour gérer un car wash ? - 8,5/10 – Le lieu est chaleureux, on repart avec une voiture toute propre. C’est mieux que l’inverse ! Ah, ah, ah.
L’HABITUÉ : Aaaah mais bonjour vous deux ! Qu’est-ce que vous faites ici ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : On lave des voitures…
LA PETITE TENANCIÈRE : Comme tous les mardis après-midi…
LA GRANDE TENANCIÈRE : Depuis presque une dizaine d’années.
L’HABITUÉ : Bonjour petite ! Comment puis-je vous aider ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Ne t’en fais pas hein, on gère.
LA RADIO : D’abord, le fait de réunir dans une même image, deux images de la féminité, la maman et la putain, la sexualité et la mère.
L’HABITUÉ : Moi, je suis vraiment là pour aider. J’ai mis mes bottes aujourd’hui.
LA PETITE TENANCIÈRE : C’est très gentil, tu en as déjà fait beaucoup hier.
L’HABITUÉ : Mais j’adore ça, vous aider.
LA PETITE TENANCIÈRE : Oui mais là, tu peux te reposer. On se débrouille !
L’HABITUÉ : Il n’y a pas une petite tâche pour moi ? Même une petite tâche de rien du tout ?
LA PETITE TENANCIÈRE : Non, c’est bon, ne t’en fais…
LA GRANDE TENANCIÈRE (coupant sa fille) : Il faut remplacer la brosse, elle griffe.
LA PETITE TENANCIÈRE : Pffff, moi je la trouve très bien cette brosse mais c’est une lubie de la Mère.
L’HABITUÉ : Il n’y a pas de problème, je peux aller vous en chercher une nouvelle. Moi je suis là pour vous aider, je ne suis là que pour ça.
LA GRANDE TENANCIÈRE : Prends ma carte sur le bureau, pas la verte, elle est vide, l’orange. Tu demandes la facture.
L’habitué prend la carte et quitte la pièce.
LA PETITE TENANCIÈRE : Avec quoi il va revenir cette fois, tu penses ?
LA GRANDE TENANCIÈRE : Oh, tu sais, c’est pour lui faire plaisir, pas pour nous rendre service.
LA PETITE TENANCIÈRE : Mais on n’a plus de sous !
L’habitué revient.
L’HABITUÉ : C’est quoi ton code ?
LA RADIO : C’est pourquoi ce tableau n’est connu que d’un petit nombre d’initiés.
(...)
ÉLIMINATION DES INDÉSIRABLES
(Ces didascalies peuvent être jouées ou dites)
Une musique arrive de derrière le public
et prend de plus en plus d’espace.
Ce sont des sons étranges, mélange de klaxons,
de bruits de réparation mécanique,
de pots d’échappement, de coffres qui
s’ouvrent et se ferment, de voitures,
d’embouteillages, de villes.
La grande tenancière arrive sur le plateau.
Elle se met à l’avant-scène jardin. Elle réagit au son, en bougeant légèrement ses jambes.
La petite tenancière arrive sur le plateau.
Elle se met à l’avant-scène cour.
Elle ne réagit pas au son, ne bouge pas, est figée.
Et puis, elles se regardent, l’air complice.
La petite tenancière se baisse, elle imite un mouvement de récurage du sol.
La grande tenancière imite un mouvement de passage d’aspirateur dans un espace réduit.
La petite tenancière imite un brossage de carrosserie.
La grande tenancière l’aide en mimant l’utilisation des mini-brosses.
L’habitué arrive au lointain.
Il se dirige vers la petite tenancière.
La petite tenancière s’éloigne de sa mère et mime une réparation de pneus.
L’habitué l’observe avec intérêt.
La musique s’arrête.
La petite tenancière, paniquée, repart en coulisses.
La grande tenancière se lève, s'époussette.
L’habitué se lève, ne s'époussette pas.
La grande tenancière et l’habitué se regardent dans
les yeux pendant de longues minutes.
(...) à suivre.